« L’aventure en terre inconnue débute pour moi le 1er septembre 2022. A peine arrivée de mon long périple, j’ai été invitée par les volontaires déjà présents à une soirée cinéma avec toutes les filles de l’auberge, afin de célébrer leur départ le lendemain. Forcément, ça nous met tout de suite dans le bain. J’ai été bien accueillie, les gens sont ouverts et semblent habitués à rencontrer des volontaires étrangers. Evidemment, il a fallu un certain temps d’adaptation pour comprendre et appréhender le fonctionnement de l’institution et de l’équipe.
Au centre la Libelula, tout le monde est sous la supervision du coordinateur qui gère à la fois
l’auberge, le soutien scolaire, le personnel et l’unité productive. C’est d’ailleurs cette dernière qui finance en grande partie les projets du centre, elle s’est donc imposée au fil des années comme élément clé du rouage d’EDYFU. En général, les volontaires passent plusieurs fois par semaine aider à la production. On y fabrique des galettes d’avoine et du musli. Je n’ai pour ma part pas eu l’occasion d’y travailler mais j’ai rencontré les ouvriers lors de diverses livraisons car on est très sollicité quand on a le permis.
En parallèle, on trouve l’appui scolaire du professeur Franco ouvert de 8h à 18h toute
la semaine. Les filles de l’auberge s’y rendent en début de matinée ou d’après-midi selon leurs horaires de cours. Le reste du temps, d’autres enfants du quartier viennent faire leurs devoirs et profiter d’une connexion internet stable sur les quelques ordinateurs et téléphones mis à leur disposition. Le prof est parfois seul avec une quinzaine d’enfants, et parfois avec 2 ou 3 seulement. De ce fait, il est souvent difficile d’avoir un suivi individuel avec chacun. Les devoirs sont faits puis corrigés mais il y a peu de possibilités pour approfondir les notions importantes ou reprendre les bases fragiles (ou inexistantes).
En effet, le Covid a eu un impact très important sur les étudiants du pays, qui sont pour
la plupart passés à l’année supérieure sans réelles connaissances. Le virtuel a creusé l’écart déjà existant entre les différents élèves. Certains se retrouvent donc aujourd’hui sans savoir ni lire ni écrire à 8-9 ans dans des cours qui ne sont pas adaptés à leur niveau. Pour autant, le professeur connait parfaitement la situation de chacun d’eux et notamment des filles de l’auberge. Ainsi, il travaille en étroite collaboration avec les différentes éducatrices de la structure.
L’éducatrice de jour, Ana-Rosa est également présente de 8h à 18h mais s’absente entre midi et deux. C’est alors Franco qui veille sur les filles à l’heure du repas et vérifie qu’elles réalisent bien toutes les tâches qui leur sont données. Comme il ne peut pas entrer dans l’auberge, je suis intervenue sur ces temps dès le début de mon stage. J’ai dû créer ma place et me faire respecter par les filles, ce qui n’a pas toujours été facile comme je ne connaissais pas toutes les règles et habitudes. Je me suis fait avoir quelques fois au départ mais j’ai fini par m’imposer petit à petit. Etant donné leurs histoires personnelles et leur situation actuelle certaines ont plus de mal à faire confiance ou à respecter les règles imposées. C’est un mécanisme de défense tout à fait normal et légitime et je comprends totalement que l’on n’écoute pas toujours ce que nous dit une étrangère de 22 ans venue d’un autre pays pour apprendre le métier d’éducatrice en entrant dans leur intimité et dans un lieu qu’elles
considèrent comme leur maison. Pour autant, la grande majorité des filles m’ont très bien accueillies et intégrées dans leur routine. Dès mon arrivée, je faisais partie intégrante de l’équipe aux yeux de tous et je pouvais poser des sanctions, faire respecter les règles ou proposer des activités.
La gestion de l’urgence à l’auberge a cependant pu rendre difficile la réalisation et la mise en place de véritables projets éducatifs, que ce soit sur le court ou long terme. Au vu du manque de personnel et du fonctionnement interne déjà présent avant mon arrivée, il était pratiquement impossible de proposer une activité réalisable avec toutes les filles sur un temps donné, même anticipé. De manière générale, la gestion du temps et des horaires suit une tout autre dynamique en Bolivie, surtout en ce qui concerne l’école. Les élèves vont à l’école soit le matin soit l’après-midi et rentrent tous chez eux pour manger à midi car il n’existe pas de système de cantine. Je me sentais donc parfois « illégitime » à changer ces habitudes et modes de fonctionnement. J’ai quand même pu réaliser quelques ateliers de manière ponctuelle notamment de la cuisine, des jeux collectifs qui étaient rares là-bas, à part le football, de la sensibilisation (sur le consentement, la confiance en soi, les menstruations etc.), et surtout beaucoup d’activités manuelles.
Tout au long de mon séjour, j’ai pu travailler avec l’éducatrice de jour mais également celle du soir, Valéria, qui intervient de 18h à 8h le lendemain, et peut plus facilement proposer des activités avant ou après le dîner. Les filles sont très respectueuses de cette éducatrice et les règles sont suivies à la lettre en sa présence. Pour autant, elles ont une relation très saine et privilégiée, ce qui instaure une bonne dynamique de groupe. Le week-end, c’est Daniela qui intervient du samedi au lundi matin. Environ la moitié des filles accueillies retournent dans leur famille, que ce soit de manière systématique ou non, simplement à la journée ou le week-end complet. De ce fait, le groupe est généralement en plus petit effectif, ce qui permet de faire des activités, des balades mais surtout de nettoyer l’auberge. C’est souvent le grand ménage de printemps et tout le monde met la main à la pâte, même les plus petites.
Ce sont des jours plus calmes qui permettent aussi de se reposer après une semaine bien remplie. Les filles cuisinent tout le week-end avec l’éducatrice qui leur apprend ainsi des recettes qu’elles pourront reproduire.
Le maitre mot à l’auberge est la responsabilisation. Chaque fille partage sa chambre avec 3 autres. Il faut donc savoir s’organiser et s’entendre sur les tâches. Chacune lave son linge à la main les jours dédiés (en l’occurrence le mercredi et le week-end), range ses affaires dans son casier et fait son lit le matin. Rien ne doit trainer dans la chambre et on ne peut pas y entrer si ce n’est pas la nôtre. Les plus petites sont toujours accompagnées des plus grandes, qui les aident dans tout ça. Quand vient l’été c’est douche obligatoire tous les jours. Normalement, les familles doivent fournir le matériel d’hygiène et les vêtements mais quand ce n’est pas le cas, l’auberge le prend en charge. Il y a également un uniforme obligatoire à acheter en début d’année. Au retour de l’école, les filles se changent dans leur « tenue de ville ». Il y en a pour tous les gouts et personne ne se juge. Le respect est fondamental ici, c’est une part très importante de la culture bolivienne. Il arrive que les filles se disputent et se bagarre à certains sujets mais il y a peu de mots grossiers et d’insultes. En revanche, elles peuvent parfois être physiquement violentes entre elles et reproduisent malheureusement le plus souvent le schéma qu’elles ont toujours connu dans leur environnement. En général cela ne
prend pas de grande ampleur et les faits sont vite rapportés aux éducatrices. Les chamailleries sont courantes, mais c’est finalement normal pour des adolescentes qui doivent vivre en communauté tous les jours et de manière plus ou moins imposée. Ce n’est pas toujours facile de partager sa chambre et son lieu de vie avec des filles qu’on ne connait pas. Forcément, les affinités vont et viennent mais le groupe sur lequel j’ai pu intervenir était relativement soudé et coopératif. La plupart était à l’auberge depuis le début de l’année et par la force des choses ont fini par se connaitre de mieux en mieux.
Malheureusement, l’auberge initialement créée pour de l’accueil d’urgence a parfois une tout autre finalité. Trop nombreuses sont celles qui restent hébergées plus d’un an parce qu’il n’existe pas de solution familiale ou que la situation n’évolue pas. Trop nombreuses sont celles qui ne devaient rester que quelques mois et qui font aujourd’hui presque partie des murs. La demande de la Defensoria est énorme mais EDYFU ne peut pas toujours y répondre favorablement. Le manque de personnel est compensé par la présence de volontaires mais ce n’est pas suffisant. Le suivi psychologique est même très insuffisant selon moi, même si les éducatrices font de leur mieux. Elles n’ont pas le temps de mettre à profit leur formation de psychologue pour aider et encourager ces jeunes filles dans le besoin. Il y a un manque drastique de soutient émotionnel et psychologique pour des cas de violences sévères pouvant impacter durablement leur vie. Leur rapport au corps est souvent très compliqué, ce qui engendre aussi une très faible confiance en soi et une faible estime personnelle. Pour tous ces aspects-là, qui sont pourtant fondamentaux, le temps manque. Et les moyens aussi. En plus de cela, le modèle de financement n’est pas stable et pérenne, ce qui inquiète de plus en plus la direction. Des coupes budgétaires ont déjà été faites et ce malgré l’apport indéniable de l’unité productive. Pour autant, avec ces méthodes de financement, le futur de la structure est très instable et cela se ressent au quotidien. Il n’est pas possible de mettre en place des
projets sur le long terme et au final ce sont les personnes accompagnées qui vont en pâtir.
J’ai pour ma part réussi à organiser des activités d’Halloween, qui n’est pas spécialement célébré dans le pays, ainsi qu’une sortie avec toutes les filles et l’équipe professionnelle lors de ma dernière semaine. Nous avons pu nous rendre au fleuve et apprendre à nager aux filles. C’était un moment très émouvant et particulièrement joyeux. Je me suis rendue compte les dernières semaines que la séparation allait être bien plus dure que prévue sur le plan émotionnel. En vivant sur place et en partageant leur quotidien, je me suis très vite attachée à ces jeunes filles, qui manquent cruellement d’affection et sont très reconnaissantes du peu qu’elles ont. Le fait de leur donner un cadre, des règles à respecter, et une relation privilégiée font qu’elles se sentent importantes aux yeux de quelqu’un. Elles nous apprennent autant qu’on leur enseigne. Et même si je n’ai pas pu faire tout ce que j’avais imaginé et envisagé pour elles, j’ai fait ma part du travail et j’espère laisser une trace dans leur vie comme elles ont laissé dans la mienne. J’ai beaucoup appris sur le plan personnel lors de ce voyage, qui m’a permis de relativiser sur certaines situations inconfortables et d’essayer de ne
retenir que le positif.
Ce qui est certain c’est qu’à EDYFU les gens sont heureux de ce qu’ils ont, toujours le sourire aux lèvres et ils vous accueillent comme s’ils vous avaient toujours connus. Il faut
savoir s’adapter mais l’expérience vaut le détour, on repart la tête remplit de souvenirs et le cœur remplit d’amour ! »